En avant Camarades !

Marc et Léa sont mariés. La scène se déroule chez eux.
Charlotte et Pierre, Creusois, viennent passer quelques jours à Paris. Ils ont longtemps vécu en région parisienne.
Charlotte et Léa sont sœurs.
Léo est un ami de cette bande de potes depuis le lycée.
Léa, Charlotte et Pierre prennent l’apéritif dans le salon. Arrive Marc survolté.

 

 

Marc : Désolé ! Je suis en retard. Excusez-moi ! Mais quel pied cette manif ! Quel pied !

Charlotte : T’as manifesté ? Dans la rue ? Sérieux, tu manifestais dans la rue ?

Pierre : T’es en retard parce que t’étais à une manif ? À 10 jours des élections ? Et en plus, aujourd'hui ! Tu plaisantes ?

Léa : Pourquoi il plaisanterait ? Il est communiste et révolutionnaire depuis 40 ans ! On va pas le changer maintenant. D’abord on change pas d’un parti qui perd tout le temps. On y croit ! Pêche, pêche, pêche !

Marc : Prolétaire de tous les pays unissez-vous !

Charlotte : Qui a dit ça ?

Marc : Karl... Karl... Vas-y ma Charlotte ! 

Charlotte : Zéro ?

Pierre : Putain Charlotte, tu déconnes. Tu le sais pourtant !

Charlotte jouant les andouilles : Ah oui ! J'me souviens. Lagerfield ! 

Pierre : Ne me fais pas honte Charlotte s’il te plaît. Karl… Karl…??

Marc : Donne-lui un indice. Par exemple, tu lui dis que son nom commence par un « M » et qu’il est d’une importance capitale.

Pierre : Mais qu'est-ce que tu m'emmerdes avec un mec qu'a mis 20 ans pour écrire un bouquin qu’il a même pas fini. Et tu en fais ton livre de chevet, ta bible ?

Marc : Non, je lis Pierre Lemaître

Pierre : Un coco de plus

Marc : Qu’a eu le Goncourt.

Léa : On se calme et on lève nos verres. S'adressant à Charlotte : Karl Marx, Charlotte

Charlotte en riant : Je sais bien. C’était juste pour mettre de l’ambiance. Vos conneries me manquaient les mecs ! J'trinque à nos retrouvailles ! 

Pierre à Marc : Tu bois pas du rouge comme tous tes potes Cégétistes ! T’étais Place d’Italie ?

Marc : Oui monsieur. Avec les cheminots

Charlotte : Mais t’es pas à la SNCF

Marc : Non ma jolie, je suis un usager. Et je soutiens les travailleurs. Les CRS qu’avaient tout bloqué. Quels connards ! 

Pierre : Tu devrais en parler à Vlad, j’suis certain qu’il aimerait.

Marc : Très drôle ! 

Léa :  On se croirait revenus 20 ans en arrière !

 

Entre Léo

Léo : Putain de manif ! Putain de bordel ! Putain que ça fait du bien de voir tous ces gens dans la rue !

Pierre : Toi aussi, t’as fait la révolution ? C’est revival jeunesse !

Léo : Pierre ! Charlotte ! Quelle belle surprise ! Marc, tu m’avais pas dit. Vous avez quitté la Creuse ?

Charlotte en l’embrassant : Ben oui, les bouseux sont là ! T’as l’air en forme Toi !

Léo : Toi aussi ma Charlotte ! Mais tu t’es pas un peu arrondie ? C’est l’air de la campagne ?

Charlotte : Non, c’est les p’tits pieds qui poussent !

Léa : Oh ! Mais tu m'as rien dit. Vous êtes venus dans ton état et malgré le bordel à Paris ? 

Marc : C'est pas la guerre Léa. On peut quand même circuler 

Pierre : T'appelles ça circuler ? T'as vu les infos ? 600 kms de bouchon !

Charlotte : Ils ont des bicylettes, des trottinettes, des gambettes, c'est le moment d'être écolo !

Léa : Si on passait à table ? 

Pierre : Et les gens qui doivent bosser, vous y pensez ? Vous descendez dans la rue pour un oui, pour un non alors que le gouvernement cherche des solutions !

Léo : T'as pas changé Toi. Le même. De droite et con

Marc : Ça s'appelle un pléonasme 

Léa : On passe à table, c'est prêt. De toute façon, on discute pas politique le dimanche

Marc : D'où tu sors ça Toi ? Et puis de toute façon, on est samedi

Pierre : C'est vrai que les manifs le dimanche, ça court pas les rues.

Charlotte : De notre grand-père. J'sais pas d'où il tenait ça. Il votait à droite, détestait Mitterrand et j'men souviens comme si c'était hier, parler politique le dimanche était formellement interdit. J'crois qu'il avait peur que notre père, de gauche bien à gauche entre en désaccord avec ses idées.

Léo : Il était pas un peu stal ?

Charlotte : Non, il était juste opticien

Marc : Mais de droite

Léo : Pas une bonne vue alors

Pierre : Et ben, ça promet notre séjour dans la capitale

Léa : Vous restez la semaine ?

Pierre : Non, on repart dans deux, trois jours. On rentre pour voter.

Charlotte : J’sais même pas pour qui j’vais voter. C’est la première fois que ça m’arrive. C’est pas dingue ?

Marc : Plein de gens sont comme toi. L’essentiel est de voter en fonction de ses idées

Pierre : Moi j’lui dis de voter « utile »

Léa : Ah ? Et c’est quoi aujourd’hui ?

Léo : On s’en fout de c’que tu lui dis. Ce sont ses idées à elle, ce en quoi elle croit. Peu importe pour qui elle vote du moment qu’elle sache pourquoi

Léa : Mais que c’est beau ce discours de tolérance, tu devrais en prendre de la graine Pierre

Charlotte : Et bien moi, j’aimerais bien aller manifester

Tout le monde la regarde. Étonnement général

Pierre : J’crois qu’j’ai pas bien entendu

Marc : J’le crois pas ! T’as jamais voulu venir avec nous et là tu t’apprêtes à crier « Libérez nos camara-a-a-a-des » ? Tu sais ce que c’est qu’une manif ?

Charlotte : J’veux voir les gens, les écouter, qu’ils me disent ce dont ils ont envie, ce qu’ils pensent

Léo : Les manifs, c’est pas une thérapie de groupe. Tu comptes t’asseoir sur un banc et tendre un micro ?

Charlotte : Jamais fait d’manif.

Léa : Bien sûr. T’avais peur des échauffourées. Et là, enceinte, t’as plus peur ? 

Charlotte : J’ai envie

Marc : C’est plutôt rare ce genre d’envies quand on est enceinte

Léo : Tu vas être en forme pour aller à la manif ? Je vais te protéger ma belle et protéger ton gros bidon qu’est d’ailleurs pas gros. T’es pas enceinte d’une crevette ?

Charlotte : Oui, ça va aller. En voiture, il parlait d'une grande manif demain. C'est bien ça ?

Marc : Ouais, demain. 14h à République

Pierre : Toujours les mêmes trajets : Nation - Bastille - République

Léa : Tu veux qu’ils fassent Aubervilliers - Ivry par le périph. ?

Pierre : Charlotte, t’es certaine de…

Léo : Mais bien sûr qu’elle est certaine ! Moi j’trouve ça super ! Prolétaires de tous les pays unissez-vous !

Pierre : Ça a déjà été dit, c’est bon. Charlotte, qu’est-ce qui te prend ?

Charlotte : Je veux voir de près tous ces gens que je vois à la télé, j’en ai marre de ces chaînes d’information, je veux rencontrer les retraités, les étudiants, les fonctionnaires

Pierre : Pfft, les fonctionnaires, venir un dimanche

Léo : T’es vraiment con. Et toi, t’es pas fonctionnaire, t’es quoi ? Artisan ?

Charlotte : Comprendre ce qu’ils veulent, qui ils sont

Léa : Mais dans la Creuse, t’es au courant de rien ? À Guéret, t’es pas allée

Charlotte : Non. J’m’en foutais. Je veux me faire ma propre idée. Pas passer toujours par le filtre de Cnews et du Figaro

Marc : Forcément

Léo (à la manière d’Ormesson) : Le Figaroooo, tu lis le FIGAROOOO ?

Pierre : Et toi, c’est toujours l’Huma ?

Marc : Tant que c’est pas La Croix

Léa : Et bien figurez-vous que je l’ai reçu

Pierre : Tu veux dire que tu la portes avec ton mari

Marc : Pierre, tu nous a beaucoup manqué

Léa : Je l’ai reçu dans la boîte aux lettres pendant une semaine. J’ai même cru que Marc m’avait abonné

Marc : Je suis drôle mais pas à ce point-là !

Léa : C’est intéressant. Les articles sont bien foutus.

Charlotte : Tu vas t’abonner ?

Marc : Certainement pas

Léa : Réponds pas à ma place. Non

Marc : Ben voilà

Léa : L’Huma et La Croix dans la même boîte, c’est cocasse. Et si on passait à table ?

Charlotte : On part en métro demain ?

Pierre : Charlotte, je t’interdis d’y aller tu m’entends. Je te l’interdis

Charlotte : TU ME L’INTERDIS ? TU ME L’INTERDIS ? J’ai bien entendu ou c’est mes oreilles ? Tu vas rien m’interdire du tout

Pierre : Mais t’as pensé au bébé ?

Charlotte : Ben non, j’suis trop conne pour ça. Et ça va, il est pas en sucre.

Léo : Si ça se trouve, la crevette va adorer ! Y’a pas d’âge pour rejoindre les camarades !

Pierre (à la manière de Marchais) : Les Kamarades

Charlotte : Pierre tu nous gonfles

Pierre : Mais tu vois pas que tu vas te faire manipuler ? Et puis avec tous ces gauchistes à la con qui veulent le pouvoir ! Et s’ils le prennent, la France va être dans de beaux draps

Léo : Wouah ! Comment t’étais, comment t’es devenu, c’est dingue. Tu t’es fait piquer aussi ? Un vaccin à la con qui t’a rendu… comment dire ?

Marc : Pierre, elle veut comprendre

Pierre : Mais j’lui explique pourtant

Charlotte, bondissant de sa chaise : Mais tu m’expliques quoi ? Que les gens sont cons de bloquer les autres ? Que les avantages acquis doivent être revus ? Qu’il y a trop d’aides sociales ? J’en ai assez, assez et…

Marc : Viens Charlotte, on va en griller une dans le jardin

Pierre : Bon, alors, si on a décidé de me faire chier et d’empoisonner le bébé, c’est…

Léa : Ta gueule Pierre, juste ta gueule

Léo : Moi, je vais chercher du champagne

Léa : Dans le frigo, il est au frais

Léo : Et c’est là que tu dis Pierre « aux frais de qui ? »

Pierre : J’en ai apporté aussi, gros malin !

 

 

Charlotte : L’air me fait du bien. Non, merci, j’vais pas fumer. Je vais commencer par faire redescendre la pression. J’ai envie de le tarter mais d’une force

Marc : Il t’aime Charlotte, il se fait du souci

Charlotte : Tu déconnes ?

Marc : Non

Charlotte : Je sais qu’il m’aime. Mais il se fait du souci parce que je veux aller à la manif ? Tu rigoles. Rien à voir.

Marc : Ah oui ? Alors c’est quoi ?

Charlotte : Il supporte pas que je puisse avoir d’autres idées que les siennes. Il s’est droitisé à mort et assène des pontifes de naze

Marc : Mon père a bien voté extrême gauche et il a été tellement déçu par Mitterrand qu’il a voté extrême droite ensuite

Charlotte : C’était ton père, moi, c’est mon mari. Pas pareil

Marc : Vous pouvez échanger, argumenter

Charlotte en baissant la voix : Je vais te dire quelque chose tout doucement. J’veux que personne n’entende même pas une taupe

Marc : Tu peux y aller ! Le jardin est nickel. On les a toutes attrapées et enterrées vivantes, tu crains rien

Charlotte : Marc, j’ai pas d’arguments. C’est ça qui m’fout en l’air. Je suis de gauche avec mon cœur. Mais une nana de gauche inculte. J’ai pas de culture politique. Donc, le Pierre, il me regarde comme si j’avais le QI d’un ver de terre quand j’essaie de le contrer

Marc : Toi, t’as vraiment besoin de plonger dans le grand bain demain. Allez, viens, on va déjeuner. J’ai faim !