Mais d'où viens-tu Cyrano ?

Elle était dans la boutique depuis un bon quart d’heure et semblait perdue. Occupé par d’autres clients, je la suivais néanmoins des yeux. Elle était aussi jolie qu’hésitante. Le dernier client parti, je m’approchais d’elle.
- Vous avez besoin d’aide ?

Elle se retourna, restant un long moment à m’observer sans rien dire. Elle est muette, ai-pensé en un quart de seconde. Pourvu qu’elle ne soit pas sourde. En articulant exagérément, je lui demandais :
- Est-ce que je peux vous être utile ? Vous cherchez un ouvrage particulier ?

Elle secoua la tête, revint sur la planète « Libraire » et se décida :
- Avez-vous le dernier livre d’Edmond Rostand « Cyrano de Bordeaux ?
J’ai tout de suite pensé à La Fontaine « Belle tête mais de cervelle point ».
Le dernier ouvrage d’Edmond ? Oh putain ! J’ai failli éclater de rire.
-  C’est une comédie en 5 actes qui a été jouée en 1897 pour la première fois. Et ce n’est pas la dernière œuvre théâtrale de Rostand. Disons que c’est celle qui lui a apporté la reconnaissance et la célébrité.
- La reconnaissance de qui ? On ne l’avait pas reconnu ? 

Là, j’ai hésité.
- Vous le faites exprès ? 
- De ?
L’innocence personnifiée.
- Chère Mademoiselle, figurez-vous que…
- Non, non, non. Stop. Ça ne va pas m’intéresser votre discours. Vous avez Cyrano de Bordeaux, oui ou non ? 
Je surchauffais.
- De Bergerac, de Bergerac !!
- Quoi ?
- Cyrano, DE BERGERAC ! Pas de Bordeaux. Mais si vous avez envie de le coller à Bordeaux, Paris ou Nantes, allez-y. Vous gênez pas ! 

Elle me fixait. Très belle. Ses yeux étaient magnifiques. Pourquoi cette femme était-elle si inculte ?
- Avez-vous Cyrano de Bordeaux, oui ou non ?

En lui indiquant la porte, j’enchaînais, hors de moi
- Et bien, vous n’allez pas le croire mais figurez-vous que j’ai tout vendu à un groupe de touristes Bordelais. Il me reste Cyrano d’Auxerre, Cyrano de Lille, de Tours, de Brest mais plus de Bordeaux. Ça vous intéresse ? 
Elle éclata de rire.
- Vous êtes drôle ! Finalement, vous n’avez pas Cyrano de Bergerac non plus ?
Je la regardais, désorienté.
- Je suis vraiment désolée mais c’est un gage pour un pari perdu. Je devais vous rendre dingue. Pas mal, non ? Ça va ? Sans rancune ?

Elle alla près de la porte et fit de grands signes, pouces levés. Sur le trottoir d’en face, quatre personnes riaient et applaudissaient. Elle se retourna.
- Venez avec nous, je vous paie un verre. Je vous dois bien ça, non ? »