Entrer en résistance !

 

C’est bien la première fois que j’embrasse un paysage avec autant de lucidité. C’est curieux comme on s’habitue à notre environnement sans le voir vraiment. Je n’ai jamais eu le sens de l’observation. La statue de la liberté pourrait être dans le jardin, il n’est pas certain que je la repère au premier café pris devant les baies vitrées. Au second peut-être. Et encore ! J’ai toujours prêté davantage attention aux personnes qu’à l’environnement. Je sais pourtant apprécier la beauté des paysages. Mais voilà aujourd’hui, c’est différent. Je regarde et je vois.

Il m’aura fallu des années avant de me décider. Les débuts étaient séduisants, surtout inédits. Invités dans toutes les réceptions, j’ai accompagné mon mari dans de nombreux pince-fesses. Chipoter sur des mets délicieux, refuser le champagne qui coule à flot au profit d’eau pétillante, impossible. Très aidant pour supporter des conversations insipides entre femmes « de ». Je préférais écouter les conversations des hommes de pouvoir. Mais, après quelques années passées de cocktails en soirées mondaines, je me suis lassée. Les conversations balayaient souvent les mêmes sujets, les blagues aux ressorts identiques m’insupportaient. Je les observais. Imbus d’eux-mêmes, fiers de leurs petites phrases assassines, de leurs bons mots. Finalement, j’ai délaissé ces dîners interminables d’où je rentrais parfois un peu pompette. Mon mari détestait me voir avec des chaussures à bascule. Il pestait, je buvais.

À quel moment ai-je cessé ce cirque ? Les enfants ont quitté la maison. Un vide sidéral. L’ennui s’est invité. Je me traînais. Envie de rien. Quel sens donner à ma vie ? Les galas de bienfaisance ? Le bridge ? Le shopping ? Pas question d’entrer dans le terminal drop. Et curieusement, c’est en me légumant, déprimée, devant une émission politique que les lignes ont bougées. Les bénéfices des réceptions. Comme si  un compartiment dans mon cerveau avait stocké, organisé et classé toutes les informations. Je suivais les débats, lisais des articles, me documentais. Je comprenais les enjeux, repérais les discours truffés d’erreurs, les phrases choc, les mensonges. Le vice-Président de la première puissance mondiale particulièrement à l’aise dans ce style écœurant. Mon Vice-Président de mari. La médiocrité, les mensonges, les bobards catapultés étaient devenus son fond de commerce. J’étais anéantie. M’en voulais de mon aveuglement. J’ai abordé le sujet. Il m’a renvoyé à mes études. J’ai insisté. La lutte a été vive et agressive, longue guerre d’usure. Et puis, ce matin, j’ai rendu les armes.

La baie est magnifique. Au loin, dans ces tours, le pouvoir s’apprête à détruire les minorités invisibles. Ce chaos à notre porte est insupportable. Toute la journée j’ai marché. Avais-je fait le bon choix ? Après tout, le luxe, même vide de sens peut-être rassurant. À mon âge, sortir de sa zone de confort est un sacré risque. Que je prends. Pour le temps qui me reste à vivre avec Moi, je veux être en harmonie avec ce que je pense. Ce soir, j’enterre la femme « de ». Je suis Moi. J’entre en résistance. Enfin.