Le fessier

Trois femmes : Florence, Julie et Carole
Florence : femme équilibrée mais déprimée. Tic : parfois, ne finit pas ses phrases
Carole très douce. Elle termine les phrases de Florence
Julie est plutôt fonceuse ; langage imagé ;
Dans un parc, Carole et Julie se baladent.
Carole : Quelle belle après-midi ! Le printemps est là ! Cela faisait longtemps que cela ne m’était pas arrivée de me balader avec Toi ! Il ne manque que Florence
Elles aperçoivent Florence sur un banc. Elles sont surprises de la voir.
Julie : Regarde-moi ça !! Florence, mais qu'est-ce que tu fous là ?
Carole : Florence ? C’est Toi ?
Julie : à Carole Tu veux mes lunettes ? à Florence T’as zappé Pôle Emploi ?
Florence : Pas envie d'y aller ! Pour c’que ça sert ! Ils me dépriment tous. L'endroit est triste, les gens sont tristes, les propositions sont tristes. Et comme je n'ai pas besoin de ça, j'ai décidé…
Un blanc. Carole manifestement habituée reprend…
Carole : De venir ici... … Il me semble que quelqu'un a dit que si on traversait la rue on trouvait du boulot tout de suite. En tous cas, je suis bien contente de te voir ! Le hasard fait bien les choses !
Julie : Le hasard n’existe pas. Tu peux me dire ce que tu glandes là ?
Florence : Je prends l'air, c'est bon pour la santé.
Julie : Le cul sur un banc ? Si encore tu marchais !
Florence : Je reste et j’attends…
Carole : … Quelque chose ? Quelqu’un ? Une idée ?
Florence : L'heure
Julie : L'heure ??? L'heure de quoi ? De la marée ?
Florence : L'heure du 13h30
Carole : Le 13h30 ?
Florence : Oui (et regardant sa montre) et d'ailleurs, cela ne devrait pas tarder. Et voilà, le voilà...Pile 13h30 ! C'est pas génial ? C’est même mieux que le train…
Julie : Pas dur, surtout en ce moment !
Arrive en courant un sportif, en short. Il prend appui sur une balustrade et se prépare pour des étirements.
Les trois femmes le regardent.
Julie : Ça, c'est ton 13h30 ??
Florence : Oui... C'est pas extra ? C’est même…
Carole : … Curieux peut-être ?
Julie : Tu plaisantes ? T’es vissée au banc pour regarder un mec qui se pointe dans le parc à 13h30. T’as décidé de devenir chômeuse et con ?
Florence : Non
Julie : Qu'est-ce que tu fous à regarder ce mec ? C’est un patron ? Tu veux qu’il t’embauche ?
Florence : Regardez ses fesses mais REGARDEZ ses fesses !!
Carole : Qu'est-ce qu'elles ont ces fesses ?
Florence : Ce qu'elles ont ? Ce qu'elles ont ? Mettez des lunettes les filles ! Elles sont en béton, en béton armé et ma-gni-fi-ques. Je suis certaine qu'il a deux petites fossettes juste au-dessus et les petites fossettes, croyez-en ma vieille expérience de routière, c'est rare !
Julie : C'est sûr que chez Jean-François, les fossettes...
Carole : Mais c'est pas important les fossettes...
Florence et Julie (absorbées par les étirements) ensemble : SI
Carole : Soit ! Vous savez ce que j'aime moi chez les mecs ?
Florenc et Julie ensemble : Non
Carole : Et bien, c'est le dos ! Le dos, je ne sais pas pourquoi, cela me rend toute chose ! C’est pas ridicule ?
Florence et Julie ensemble : Si
Florence : Alors là ! Regardez bien les filles, c’est le moment que je préfère parce que…
L’homme commence des étirements, jambes écartées, mains sur les chevilles, assouplissement du buste.
Florence : Mais c’est pas d’la bombe ?
Julie : Pas atomique, pas une vraie torpille mais y’a d’l’idée, d’la recherche, d’la souplesse, c’est vrai
Carole : Je crois que je vais m’asseoir, ça me perturbe un peu !
Julie : T’es perturbée ? Heureusement qu’il est pas à poil ! Elle s’assoit Pousse-toi un peu Flo. Dis, t’as pas grossi ?
Florence : Mais bien sûr, je grignote toute la journée et je viens digérer ici ! Je suis chômeuse, déprimée, boulimique et puis…
Carole : … malheureuse peut-être ?
Florence : Non. Pas vraiment. Surprise… Intriguée… Bon. On se tait et on …
Carole : … regarde…
L’homme se met à danser, chorégraphie tonique
Julie : Et la zique ! J’le crois pas !! Y’a pas de musique !! Le gros naze
Carole : Elle est dans sa tête…
Les gens s’arrêtent pour le regarder. Un petit groupe se forme
Julie : Moi, je vais aller pousser tous ces cons ! Mais personne ne bosse en ce moment ! C’est pas croyable
Carole : Je crois bien qu’il y a des grèves, on en parle assez !
Julie : Tous ces vieux sont des travailleurs en grève ? Tu rigoles ! C’est des retraités !!
Florence : Vous voulez bien vous …
Carole : … Taire peut-être ?
Julie : Ils font chier les vieux, j’vois plus Tarzan
Florence : Rappelle-nous ton âge ?
Julie : Non. Bon, j’y vais
Julie se lève et va vers le groupe.
Carole : Elle est quand même bien pénible ! Elle n’avait qu’à monter sur le banc. Elle exagère ! Qu’est-ce qu’elle va ennuyer ces gens ? … Oh ! Mais ça alors !
Florence : laconique Quoi ?
Carole : Tu devrais te lever Flo ! Elle se fait malmener ! Oh là là !!
Julie revient dépitée
Julie : Ils veulent pas bouger, vous le croyez ? Putain, on sera pas comme ça quand on sera vieilles, c’est pas possible !
Florence : On est déjà vieilles
Julie : Toi et ton optimisme ! C’est vieux 35 ans ? C’est vieux ?
Carole : C’est pas tout jeune non plus
Julie : Elle monte sur le banc Finalement, je vois ! Et puis, les vieux ça pue ! Rien qu’en m’approchant, j’ai senti cette odeur bien…
Florence : Ta gueule Julie ! Fais…
Carole : … Chier peut-être !
Julie : Montez mais montez au lieu de m’énerver !
Carole : Non
Florence hésitante : je crois que je le connais. En fait, il me rappelle quelqu’un que j’ai connu il y a …
Carole : … Quelques années ? Longtemps ?
Julie : Tu connais Tarzan ? Tu l’as reconnu à ses fesses ?? Un ancien jules ? On n’oublie pas les fesses de ses jules, c’est dingue ! Parce que moi je me souviens pas de toutes et…
Florence : On s’en fout… Cet homme, je le connais depuis longtemps. Je faisais de la gym dans un club. J’adorais ça ! Je devais avoir 10, 12 ans. Ce gars était plus âgé que moi. Oh pas de beaucoup ! Juste de quoi attirer l’ado que j’étais !
Julie : Il t’a fait du mal ??
Florence : Non ! Bien sûr que non. Il était gentil. Un grand frère. Un jour, j’avais oublié mon écharpe. Je suis revenue au gymnase. Le prof, un vieux con qui se prenait pour Delon était là avec mon écharpe autour de son cou. C’était bizarre de le voir comme ça ! Il m’a fait signe de venir la récupérer mais quand je suis arrivée près de lui, il… c’était terrible ! Je me suis mise à hurler et ce gars que vous voyez, il est arrivé et a frappé le prof.
Julie : Courageux le gars. Et après ?
Florence : Je ne sais pas. Je suis partie en courant. Je n’ai jamais plus voulu y retourner. Mes parents m’ont abrutie de questions. Ils comprenaient pas. J’aimais tellement ça ! J’ai jamais rien dit. J’ai jamais raconté ça.
Carole : Et t’es certaine que c’est lui ?
Florence : Non. Il lui ressemble. Cela fait trois jours que je viens. Il me semble le reconnaître, y’a un air… Vous allez rire mais quand j’étais gamine, avec mes copines, on regardait ses fesses ! Elles étaient joliment dessinées, musclées ! Oh, si ça se trouve, je divague ! Il doit avoir aujourd’hui dans les 40/45 balais !
Julie : Putain de belle quarantaine ! Le mieux, c’est de t’en assurer. Viens, on va aller lui demander
Carole : Comment ça « ON » ?! C’est à Flo de le faire. Vas-y Flo, on reste là !
Florence se lève. Elle se dirige vers l’homme. Carole et Julie restent seules
Julie : Si c’est lui, ça va être un truc de dingue !
Carole : Si c’est pas lui, elle va être déçue !
Julie : Je vois d’ici les gros titres « 30 ans plus tard, elle retrouve son sauveur du vestiaire »
Carole, façon commentaire journalistique : Elle se souvenait de ses fesses. Elle n’en avait jamais vu d’aussi rebondies, musclées, sculptées dans du granit ! Des fesses comme on en fait plus !
Retour de Florence
Carole et Julie : Alors ??
Florence : J’ai pas osé, j’me sentais tellement …
Julie : …ridicule ? Comme Moi. Y’a longtemps… J’avais 20 ans
Carole : La semaine dernière…
Julie : J’étais folle amoureuse de mon prof de dessin. Marié, deux mômes, 35 balais. Rien que ça, c’est dingue. Bref. Je suivais tous ses cours. Un midi, à la pause, on déjeunait sur les quais entre élèves et j’ai quitté le groupe. Je suis retourné à l’atelier. Je voulais lui dire. Pas pu… J’ai juste dit qu’il y avait trop de soleil et que je venais chercher mes lunettes. Il a dû me prendre pour une cinglée parce qu’il pleuvait.
Florence : Ou il avait compris.
Julie : Je l’ai revu il y a cinq ans.
Carole : Et ?
Julie : Rien. Ou à peine. J’étais contente de le voir et je crois que lui aussi. Flo, tu veux que j’aille lui demander ?
Florence : Oh là là, j’sais pas, tu crois ?
Carole : Mais bien sûr qu’elle croit ! Je peux même aller avec elle
Florence et Julie : NON
Julie : C’est quoi son nom ?
Florence : Pierre…. Pierre, je ne sais plus. Demande-lui s’il était du Vésinet et s’il fréquentait le gymnase Boniface
Carole : Tu veux que je te raconte mon histoire ?
Florence : Quand t’étais jeune ?
Carole : Non de maintenant, de vieille. Je revois François.
Florence : François ??? Le François d’il y a 25 ans ? Non ???
Carole : Si. C’est bizarre. On s’est retrouvés dans le métro. Au temps où ça circulait normalement. Y’a combien de métros à la minute sur une ligne ? Un max. Et bien, on s’est topés dans le même wagon sur la même ligne à la même heure ! Une heure où d’habitude je suis chez moi. Mais là, va savoir pourquoi, j’avais traîné les boutiques, envie de me faire plaisir.
Florence : Il a changé ? Vous vous êtes reconnus ? Qu’est-ce que tu lui as dit ? Est-ce que vous avez…
Julie arrive très excitée : Flo ! C’est lui ! Pierre Charmais. Il était bien au Vésinet au club de gym. C’est dingue que tu l’aies reconnu !
Florence : Et tu lui as dit ?
Julie : Qu’est-ce que j’aurais dû lui dire ? Que tu le connaissais ? Qu’on était copines ? Non, j’ai rien dit.
Carole : Et il n’a pas demandé ce que tu lui voulais ?
Julie : Si
Florence : Et ?
Julie : Quoi ?
Florence : Qu’est-ce que tu peux être chiante quand tu t’y mets ! Il n’était pas surpris ? Il n’a rien demandé ? Enfin, j’sais pas « Mais qui vous êtes ? » ou « On se connaît ? » Des trucs normaux quoi !
Julie : Ben si forcément. Je lui ai dit qu’une copine pensait le connaître et voilà, je suis partie. Tu m’as pas dit ce que tu voulais que je fasse. Ah, tu voulais peut-être que je le ramène ?
Florence : T’as raison. C’est peut-être mieux ainsi.
Carole : Oui, je crois. Tu vois j’étais contente de revoir François. Mais très vite…
Julie : T’as revu François ? Le François de tes 20 ans ?
Florence : Oui. Bon. Et de la revoir, c’était pas bien ?
Carole : Non. J’étais surprise. Je savais pas quoi lui dire, une andouille plantée devant lui. Je tournais à vide, que des réflexions d’abrutie genre « j’suis bien coiffée ? mon maquillage n’a pas coulé ? Pfft… Naze ! J’avais envie de lui poser plein de questions mais rien ne sortait. Et puis, il m’a proposé de boire un verre…
Julie : Et ?
Carole éclatant de rire : Il m’a soulé mais soulé !! Oh là là, c’était d’un ennui ! D’ailleurs c’est simple, j’ai arrêté de l’écouter. Son boulot, sa vie, sa maison, ses chats ! Oh putain ! Pas une seule fois il m’a demandé ce que je devenais, ce que je faisais, quelle était ma vie ! Rien.
Florence : Bon, ça c’est un signe !
Carole : Alors j’ai prétexté un rendez-vous important. Je n’en pouvais plus ! Et je me suis dit qu’il ne fallait pas courir après ses souvenirs ; il faut les laisser où ils sont, y penser quelquefois, c’est tout.
Julie : Ne se souvenir que des belles choses finalement
Florence : Oui, sans doute. Ne pas se faire du mal. Se protéger. Être bon avec soi. Parce que même si on s’habitue à tout, moi, je préfère m’habituer à être heureuse avec moi…Et avec vous. Vous avez pas envie d’une bonne glace ? Avec plein mais plein de Chantilly à s’en écœurer ! On va chez Berthillon ?