Croire en sa partition !

 

 

« Une forcenée ! J’hurlais "j’m’en fous ! J’M’EN FOUS !" L’ambiance à la maison ce jour-là ! Mes parents m’ont expédiée dans ma chambre. Pas calmée pour autant. Une folle, Marie, une vraie folle.

- Donc t’es folle. J’m’disais aussi !

Claire éclate de rire. Marie, une rencontre récente. Une chouette rencontre. Un petit cadeau de la vie. Deux filles sur le même tempo qui, pour l’heure, se prélassent sur les quais de la Seine. Un retour à la vie. Inespéré. Adieu la peur, à bas les masques ! On s’enlace, on se sourit de nouveau. Quel bonheur ! La sortie de la galère, Claire et Marie n’y croyaient plus.

- T’avais quel âge ?

- Six, sept ans, par là. Mon père ! Hilare, il me décoche "Tu rêves d’une baguette ? T’as qu’à faire instit. Tu l’agiteras devant tes élèves, ça calmera les excités !"

- Sérieux ?

- Et mon frère d’ajouter "Ou boulangère…Y’en a des baguettes dans une boulangerie et variées : tradition, aux graines." Ma mère a renchéri "Ma puce, qu’est-ce que tu connais en musique ? On n’a même pas un triangle dans la maison". Éclat de rire général. Du coup, j’ai pleuré plus fort.

- Ils ont cru que tu faisais un gros caprice.

- Pour sûr. Mais c’en n’était pas un. J’ai trépigné et répété à l’envi que je voulais aller au Conservatoire. Apprendre la musique. Jouer d’un instrument. Devenir cheffe d’orchestre. Ils m’ont regardée comme si j’arrivais direct de la planète Mars. La religion de mes parents et de mon frère, ce n’est pas la musique mais le foot. Pas pareil, mais alors pas pareil du tout.

- T’as bataillé ?

- De toutes mes forces. Et j’ai gagné le match ! Ma première victoire…

- Pas celle de la musique, pas encore !

- Non, mais elle valait de l’or.

- Et pourquoi le piano ?

- Son élégance. C’est un instrument magnifique. Rien n’a été difficile avec lui. Je rentrais de l’école, expédiais mes devoirs et je m’installais avec mes partitions. Le solfège ? Un régal. Bizarre, non ?

- Inattendu surtout… Et cheffe d’orchestre ?

- Je crois que si je n’avais pas été soutenue par mes parents, j’aurais abandonné. Les conneries entendues, les réflexions d’une violence inouïe, incroyable ! Comme disait mon grand-père "Faut s’en voir !" Et j’en ai autant vu qu’entendu.

- Et t’as jamais baissé les bras ?

- Non. Même quand ce grand con de chef Finlandais a déclaré "être chef et femme est une contradiction biologique". Et puis le Conservatoire national m’a ouvert les portes dans la classe de direction. J’étais la première femme depuis des lustres. Aucune musicienne ne voulait en être. Sans doute, l’habitude de voir beaucoup de mecs diriger. Sans compter les réflexions désobligeantes, les affronts. Le plus terrible Marie, c’est celui vécu lors d’une répétition. Je suis une toute fraîche assistante de direction. Contente de diriger, je salue les musiciens. Les invite à prendre leurs instruments. Je lève ma baguette et là… Rien. Pas un musicien n’a joué. Pas un. Et leurs regards. Comme si j’étais à poil devant eux. L’horreur.

- Le prof n’a rien dit ?

- Si mais pas fort !

- Et ?

- Je les ai insultés. Marie, cette tête ! Je blague. Bon, c’est pas l’envie qui manquait. J’ai posé la baguette, leur ai souri et suis partie. Pleurer. Seule. J’étais humiliée. Heureusement, il existe des professeurs, des chefs d’orchestre qui se mobilisent pour faire une place aux femmes. Bon, ils ne sont pas légion mais ils existent. Et toi ma belle ? Raconte-moi. 

- Une famille de musiciens.

- C’est exigeant, hein ?

- T’as pas idée. Au conservatoire, trois instruments au choix : guitare, piano, saxophone. Sans hésiter, le saxo. La tête de ma mère ! À cette époque, je suis minuscule et fluette. Le prof sourit et adresse à ma mère "Ne vous inquiétez pas, au premier son qui sortira, si elle y arrive, ce sera tellement affreux qu’elle renoncera".

- Envie de lui fermer le bec…

- Exactement. Je prends ma respiration, je souffle et Claire, crois-moi ou pas, c’est un putain de son qui sort. Le saxo m’applaudit ! Ni ma mère ni le prof ne le font. Ils écarquillent les yeux. Le regard du prof. Un va-et-vient entre l’instrument et mon visage. Aujourd’hui, quand il m’arrive de le croiser, il m’en reparle. Trop drôle !

- Et chez toi ?

- Mon père fait tout pour me dissuader. Le piano, le violon c’est pour les filles ; le saxophone, la trompette pour les garçons. Comme si les instruments étaient genrés. Et puis, il répète sans cesse que si je m’entête, mon visage sera déformé, que j’pourrai jamais me marier et j’en passe. J’ai renoncé.

- Ma pauvre ! Pas pouvoir se marier ? Quelle horreur ! T’as bien fait d’arrêter !

- J’allais être si laide que personne ne m’aurait épousée ! Un drame !

- T’as repris ?  

- Quelques mois plus tard. Grâce à deux personnes : un prof rigoureux mais bienveillant au conservatoire national et ma grand-mère. Je l’adore.

- Le prof ?

- Aussi. Mais surtout ma grand-mère. Elle a débarqué à la maison, survoltée. Avec un saxo sous le bras. Un alto. Une merveille. Elle a fait une tirade extraordinaire. Je lui dois ma révolte. Pour tous les combats qui humilient les enfants, les femmes et les hommes. Je lui dois l’envie de me battre, de relever la tête, de ne rien céder, de croire que tout est possible. Et c’est cela que je veux transmettre. Croire en soi, ne jamais renoncer. Se battre tout le temps.  

- Marie, ma jolie passionnée. Ta famille vient ce soir ?

- Pierre certainement. Avec notre fille. Et enceinte, les piques assassines. Comme si en soufflant, j’allais expulser le fœtus. Une femme enceinte qui souffle dans un sax…

- C’est vulgaire hein ?

- Qu’est-ce que je suis contente de jouer ce soir et que tu sois là. C’est bon comme ce printemps à Paris. Un renouveau ! Celui de la vie, de l’amour, de la musique !

- Du théâtre, des expos, des restos ! Le bonheur ! On est là ma Marie et vivantes ! On s’fait une petite douceur chez Berthillon avant de filer à Pantin ?

- Quelle belle et géniale idée ! Irish coffee, tu connais ?

- Et celle au citron d'Italie ?

- D’la bombe aussi ! »