En famille !

Le père, Léo
La mère, Charlotte
La fille, Julie
Léo lit le journal. Entre Charlotte, virevoltante, manifestement très contente ! Il lève le nez surpris !
Charlotte : Alors, là, ça fait bien longtemps que cela ne m’était pas arrivé de me trouver encore très mais alors très très présentable devant la glace !
Léo - levant la tête : Ah bon ?
Charlotte : Oui, d’habitude je remarque mes rides, ma peau qui s’affaisse, se détend, se distend, se …. Pffft, ça me fout en l’air et
Léo : Tu veux dire que ce matin, tu t’es trouvée beaucoup plus belle ? C’est bien ça…
Charlotte -un peu hésitante- : Belle ?!… Belle… ?! Belle… ?! Comme tu y vas ! Elle passe la main dans les cheveux, s’observe dans un miroir, etc.- Quand même … Quoi que … C’est vite dit… mais bon… c’est dit. Et bien oui, je me suis trouvée plus comment dire, … lumineuse, oui, c’est ça je lumine !
Léo : Tu as illuminé hier et tu lumines aujourd’hui… Quel parcours mais quel parcours !
Charlotte : Bon. Je vois. Monsieur est en forme ! Les nouvelles sont bonnes ? Tout va bien. Je te parle du temps qui passe, qui est assassin pour nous les femmes mais tu t’en fous ! Tu dois préférer le temps qu’il fait dans le paysage social et politique !
Léo : Oh Charlotte ! Joli ! Le fait que tu lumines t’a requinqué les neurones !
Charlotte : Le jour où tu me feras un compliment…
Léo : Un compliment ? Tu veux que je te complimente sur quoi ? De ne pas être pas aussi ridée que Monique ? De ta copine ? CO-PI-NE mais dont tu critiques en permanence la coiffure, les fringues, les rides ?
Charlotte : Tu ne disais pas cela il y a vingt ans ! Tu aimais tout chez moi et aujourd’hui, tu n’aimes plus rien, je le vois, je le sens. On ne se parle plus, on sort rarement ensemble, tu ne me regardes plus, tu ne me vois plus.
Léo : C’est là que tu te trompes Charlotte. Je te regarde, je te vois et je n’aime pas ce que je vois. Mais tu vas être en retard… Tu ne déposes pas Julie au lycée ?
Charlotte : Si à condition qu’elle se dépêche ! Elle traîne ! Pour mettre un jean et des baskets, il lui faut trois jours ??? Tu vois quoi ? Dis-le moi !
Léo : C’est pas important, file, tu vas être en retard !
Charlotte : Mais si je veux savoir ce que tu vois, ce que tu n’aimes pas ou plus.
Léo : Je ne veux pas parler de cela maintenant. C’est pas l’heure !
Charlotte : Ben oui, c’est pas l’heure ! Ça t’arrange bien ! Mais ne crois pas que tu vas t’en sortir comme ça
Entre leur fille ; elle se jette dans un fauteuil
Julie : C’est la catastrophe, la CATASTROPHE
Charlotte - S’adressant à sa fille : Tu crois pas que t’exagères ? T’as vu l’heure ? Quelle catastrophe ? Tu ne veux plus aller au lycée ? Cela ne m’étonnerait pas ! Avec les notes que tu te paies ! Mais tu ne vas pas y aller comme ça ?
Léo : Tu te sens trop belle aussi ?
Julie se met à pleurer
Julie s’adressant à son père : Voilà. Tu l’as vu !
Léo surpris- : Qu’est-ce que j’aurais vu ?
Charlotte : Ton père voit tout. Il voit même des choses chez moi.
Léo : C’est bon Charlotte ! Il n’y a pas que toi. C’est quoi cette catastrophe ma fille ?
Julie : Je suis affreuse, affreuse, tellement affffreuse !!
Charlotte : Mais bien sûr que tu es affreuse ! T’as vu comment t’es fringuée ce matin ?
Julie : J’ suis pas habillée ! Tu m’énerves. Papa, maman m’énerve.
Léo : Au moins on a un juste milieu. Ta mère se trouve lumineuse !
Julie se redressant : Ah bon ??? Elle regarde sa mère étonnée puis se remet à pleurer. Ben moi, je me sens ni belle, ni lumineuse ! J’éclaire pas, je suis terne !
Charlotte : Mais ça viendra ! … Un jour. Peut-être pas aujourd’hui. Aujourd’hui, c’est le lycée. Je ne vais d’ailleurs pas t’attendre parce que je vais être en retard. Tu te débrouilleras pour expliquer tes états d’âme au censeur.
Julie : Tu crois pas que t’es gonflée Charlotte ?
Charlotte : Non.
Léo : Mais non mon lapin, tu n’es pas terne. Tu es ma fille…
Charlotte : Notre fille….
Léo : Et ma fille ne peut pas être terne. Elle est… Elle est
Julie : Ben tu vois, tu sais pas ce que je suis
Léo : Si ! Je sais. Tu es comme tu es. Tu es Toi.
Julie : Ça devrait me réconforter ça ?
Charlotte : Tu vois, ton père sait trouver les mots, les bons mots, ceux qui te réconfortent, qui te reboostent quand tu es déprimée !
Léo : Charlotte, tu es épuisante. Julie, moi, je te trouve mignonne, très mignonne
Julie pleurant de plus belle : Je ne veux pas être mignonne je veux être belle
Charlotte : Comme moi ou comme les anorexiques de tes magazines ?
Julie en colère : Non pas comme toi. Pas comme elles non plus ! Comme moi. Et je n’y suis pas !
Charlotte : Mais moi aussi, à ton âge Julie ! C’est bien simple. Je ne ressemblais à rien. C’est après…
Julie : Après quoi ? Je m’en fous de ta vie. C’est la mienne. La tienne, ta beauté, c’est du passé…
Charlotte interdite : Mais faites des mômes, faites des mômes ! Si tu me trouves périmée, sache que beaucoup ne pensent pas comme toi et ….
Julie : … Je m’en fous ! Mais à un point que t’imagines pas ! Tu t’es vue ? Non mais tu t’es regardée ? Je passe peut-être pas beaucoup de temps dans la salle de bains mais ça équilibre avec les séjours que tu y fais ! Et pour quoi tout ça ?? Hein ? Pour paraître deux ans de moins ! C’est naze ! Et puis j’ai pas envie de parler avec Toi…Tu es… Tu es…
Charlotte : … en retard si tu continues ! Et ne me parle pas comme ça Julie. File sous la douche, arrange-toi et je veux bien t’attendre
Julie : Non. J’viens pas avec toi. Je préfère encore y aller en métro. Tes remarques permanentes, je ne les supporte plus ! Les « Et comment t’es habillée ce matin ? » ou « Ça fait combien de temps que t’as pas mis ton jean à la lessive ? Il doit tenir debout tout seul » et le « Tu t’es coiffée avec les pattes du réveil ? » cette remarque has been que tu tiens de Mathusalem j’en peux plus ! Putain mais j’arrive au lycée, la journée est morte…
Léo : Mais pas ta mère…
Julie : Non. Pas elle !
Charlotte : Vous êtes… vous êtes … Vous….
Elle part humiliée. On sent que cela l’a atteint. Le père et la fille restent tous les deux
Léo : Tu sais Julie, ta mère, elle est…
Julie : Je sais. Elle m’agace c’est tout. Elle te t’agace pas ?
Léo : Vous m’agacez toutes les deux. Vous vous assujettissez à la beauté
Julie : On s’a…quoi ?
Léo : Vous vous condamnez à la beauté. Ta mère me ruine en crème de jour, de nuit et si ça se trouve, elle en a une au milieu. Les passages chez l’esthéticienne, les massages, ah ça les massages c’est à la mode, la réflexologie, le yoga, la méditation, l’alimentation, pas trop de ci, pas trop de ça, le concombre pour les yeux, le radis pour la peau, le navet pour les cons ! Voilà Julie ce qui me désespère chez ta mère. Parce que je crois que c’est pas ça le plus important dans une vie.
Julie : Mais papa, c’est important d’être beau.
Léo : Julie, tu le crois vraiment ?
Julie : Bien sûr que je le crois. Et je le vois ! Au lycée ou ailleurs, les canons attirent les mecs comme des mouches. Les laiderons, non.
Léo : Mais ma fille, tu sais que la beauté est souvent…
Julie : Alors, Papa, je t’arrête tout de suite ! Ne me dis pas que la beauté est intérieure parce que qui voit, mais qui voit l’intérieur d’abord hein ? Quand on sort entre copines, je peux te dire que celle qui n’a que la beauté intérieure ne va pas être invitée à boire un verre par le plus beau mec de la soirée. Aucun risque.
Léo : Toi, tu bois un verre, seule ?
Julie : Non mais celui qui boit le verre avec moi n’est pas toujours celui avec lequel j’avais envie de le faire ! C’est tout.
Entre Charlotte. Elle s’assoit. Léo et Julie la regardent, surpris.
Léo : Euh, tu fais quoi là au juste ?
Charlotte - hésitante : C’est insupportable ces tensions, dès le matin, ça m’épuise. Je n’ai pas envie de vivre comme ça. Je n’ai plus envie de joutes, de mots blessants, ni avec toi Léo ni avec toi Julie. Je réfléchissais en voiture et j’ai fait demi-tour.
Julie : Si c’est pour m’accompagner au lycée, c’est pas la peine. J’irai pas
Charlotte : C’est toi qui décides Julie. C’est ton avenir, ta vie. Je ne veux plus me battre.
Julie : Maman, je l’aurai le bac. Ne t’inquiète pas.
Charlotte : Mais si je m’inquiète. Vous parliez de quoi ?
Léo : La beauté intérieure, la beauté extérieure ! L’enveloppe à laquelle vous êtes…
Julie : assujetties selon papa
Charlotte : Ah !
Julie : … sujetties
Charlotte : J’avais compris Julie, t’es mignonne !
Julie : Maman, sérieusement, tu me trouves comment ?
Charlotte : ….
Julie : Bon. C’est bien ce que je pensais. Tu sais même pas, tu sais pas quoi dire.
Charlotte : Julie, je vois bien que tu n’es pas bien dans ta peau, que la période acné qui s’éternise, tu la détestes et je te comprends parce que moi…
Léo lui coupant la parole : parce que nous sommes beaucoup à passer par là ! Et les garçons comme les filles Julie !
Julie : Oui mais j’ai des copines qui ont des peaux éclatantes
Léo : Et tu voudrais leur ressembler ?
Julie : Je ne sais pas ! Je voudrais oui avoir leur teint de pêche, j’envie leur assurance, leur façon de se tenir, de regarder les mecs droit dans les yeux ! Et c’est bizarre parce que je sens bien qu’il y a quelque chose de ridicule là-dedans, quelque chose de… je ne sais pas comment dire
Léo : que ce n’est peut-être pas ça que tu veux ! Tu veux que les gens
Charlotte : les garçons
Léo : « les garçons » remarquent qu’il y a autre chose, quelque chose qui ressemblerait à de l’intelligence, de la vivacité, quelque chose de plus profond
Julie : Oui c’est un peu ça
Léo : Le temps est assassin Julie. Pour les femmes comme pour les hommes
Charlotte : J’ai l’impression que c’est plus dur pour nous.
Léo : Peut-être. Signoret disait que les hommes mûrissent et que les femmes vieillissent ! Je ne sais pas si c’est vrai mais ce qui est sûr, c’est que nous vieillissons tous et c’est la seule chose qu’on ait trouvé pour vivre longtemps. Autant l’accepter Charlotte.
Julie : Je me demande finalement si ce n’est pas plus facile d’être laid toute sa vie.
Charlotte : On aurait dû demander ça à Alice Sapritch
Julie : C’est qui ?
Charlotte : Une comédienne très très laide mais qui avait une auto dérision incroyable ! Elle avait fait une Pub pour un produit, Jex Four, je crois et elle commençait en disant « Avant j’étais laide » ! C’était incroyable !
Julie : ou à Marguerite Duras. Cette femme brillante, était très belle jeune. Et puis, les excès, l’alcool, a abimé son beau visage. Et tu sais, vous savez, ce qu’elle disait Marguerite Duras ?
Les filles font signe que non. Il ferme les yeux
« Je pourrai me tromper, croire que je suis belle comme les femmes belles, comme les femmes regardées parce qu’on me regarde vraiment beaucoup. Mais moi, je sais que ce n’est pas une question de beauté, mais d’autre chose, oui d’autre chose, par exemple d’esprit. » Voilà. L’esprit. La finesse. L’intelligence. Le reste…. Une femme intelligente mais c’est extraordinaire. Et puis, l’intelligence rend beau
Julie: C’est vrai que l’autre avec « Allô mais t’es une fille et t’as pas de shampooing ? Allô ?» c’est vraiment une connasse
Léo : Et voilà…
Charlotte : C’est marrant que ce soit toi, un homme qui dise cela. Tu trouves que je n’ai pas d’esprit ?
Julie : Maman mais pourquoi tu ramènes toujours tout à Toi ? C’est moi qui suis déprimée et c’est toi qui prends l’espace.
Charlotte : Peut-être que je suis déprimée aussi…
Julie : Et bien moi je vais me secouer ! Je file sous la douche ! Et puis, je vais aller au lycée pour le prochain cours.
Elle embrasse son père, hésite, puis va vers sa mère
Charlotte : Je ne veux pas être une ennemie
Julie : Alors, tu veux être quoi ? Une amie ? Mais t’es ma mère ! Et parfois t’es chiante.
Elle l’embrasse et file
Léo et Charlotte face à face, ne sachant pas trop quoi dire. Il fait mine de reprendre le journal, elle l’en empêche sans agressivité
Charlotte : S’il te plaît, non. C’est ce que tu voulais me dire tout à l’heure ? Que tu trouves que je devrais avoir davantage d’esprit et moins me préoccuper de mes rides et du temps qui passe ?
Léo : L’esprit tu l’as Charlotte mais parfois tu l’enfouis au détriment d’une superficialité qui m’exaspère. Oui vieillir c’est pénible et on n’en est qu’au début. Oui, tes rides … Oui, la peau qui devient flasque…
Charlotte : Léo, arrête ! Tu parles comme Fabienne qui m’a dit à la piscine « De toute façon, la peau tombe et comme on n’a plus de collagène vu qu’on est ménopausées cela va rester flasque tout le temps ! » Putain, elle m’a déprimée encore plus !
Léo : Donc, tes crèmes, c’est de la foutaise ! Non, Charlotte, que tu fasses attention à toi, c’est plutôt agréable mais je t’en prie, pas autant, pas à ce point !
Charlotte : Mais tu crois que je le fais que pour moi ? Léo, tu crois que je ne m’interroge pas sur notre vie, sur le temps qui passe, sur le fait que…
Léo : Que quoi ?
Charlotte : Qu’on ne fasse pratiquement plus l’amour ensemble. Je sens que tu ne me désires pas, que tu ne me désires plus.
Léo : et tu crois qu’en te noyant sous les crèmes que cela changera les choses ?
Charlotte : Je veux que tu me parles Léo
Léo : Je veux que tu écoutes Charlotte sans penser tout le temps à toi. Et tu sais pourquoi je veux que tu écoutes ?
Charlotte : …. ???
Léo : Duras disait « Les femmes jouissent d’abord par l’oreille ».
Elle éclate de rire.
Léo : J’ai des tas de choses à te dire Charlotte. Je veux te parler de nous, de Julie, de nos envies, de ce que l’on pourrait faire ensemble. Tu as toujours des projets ? Parle m’en et je te dirai les miens et si ça peut devenir les nôtres ça me plairait bien. Tu sais, j’ai un copain chanteur qui a écrit une chanson qui dit « De l’habitude naît l’inquiétude ». Je ne veux pas être inquiet. Nos ainés vivent leur vie et Julie l’an prochain ira à l’Université. Le temps qui nous reste, faisons-en une fête Charlotte, une putain de fête !
Charlotte : Ton pote chanteur ? Il est toujours inquiet ?
Léo : Il va bien. Il a une vie dans laquelle je crois qu’il est assez heureux. Tu vois, il s’est habitué au bonheur.
Charlotte : S’habituer à être heureux, c’est pas casse-gueule ?
Léo : S’habituer à être malheureux, c’est mieux ?
Charlotte : De toute façon, on s’habitue à tout