Léontine

 

La scène se passe dans une maison de retraite. Je ne sais pas pourquoi je le précise parce que je pense que c'est complètement compréhensible. En revanche, si cette "Léontine" n'a jamais été interviewée, je l'ai bien connue et beaucoup aimé. Et si elle avait reçue une journaliste, je sais que cette conversation aurait pu être celle inventée.  

 

La journalise, Emma : Je suis vraiment ravie de vous rencontrer Léontine. Vous avez un joli prénom. 

Léontine : Un vieux prénom

E : Vous êtes ici depuis 3 ans m’a-t-on dit ?

L : Oui. Mais vous allez me poser des questions ? Je ne suis pas intéressante vous savez !

E : Mais bien sûr que si ! Les gens ordinaires sont tout aussi passionnants que les célébrités.

L : Ah, je ne crois pas. Et puis, je ne suis pas allée à l’école très longtemps. Je sais pas bien parler. Vous devriez aller voir quelqu’un d’autre

E : Non. C’est vous que je veux entendre. On m’a dit que vous aviez toute votre tête !

L : Et ça sert à rien ! Je ne peux pas sortir, marcher c’est dur, je fatigue vite alors avoir toute sa tête ne sert pas à grand-chose

E : Quand même, vous pouvez discuter avec les personnes de la résidence. Vous avez des amies, non ?

L : Elles meurent toutes, toutes les unes après les autres. Les plus mal en point ne meurent pas.

E : Et vous, chère Léontine, dites-moi, comment vous sentez-vous ?

L : Comme une vieille qui devrait mourir bientôt.

E : Pourtant vous me paraissez bien en forme. Et à 96 ans, on doit avoir plein de choses, plein de souvenirs à raconter. Vous voulez bien me raconter une anecdote, une histoire. Par exemple, votre mari, vos enfants, des événements forts de votre vie.

L : Mon mari ? Mon fils ? Ma vie ? Mais non. Pourquoi je vous raconterai ça ? D’abord, je m’en rappelle plus. Et qu’est-ce que vous allez faire de ce que je vais dire ?

E : Ce sera dans le journal de la ville à la page « Rencontres avec nos seniors »

L : Ah ! Et tout le monde va lire ce que je vais dire. Et bien je ne veux pas. Non, je veux pas que mon fils sache qu’il m’énerve, que ma belle-fille est une emmerdeuse qui me fatigue ! Elle jacasse ! Comme une pie et je préfère entendre la pie parce qu’au moins je comprends pas ce qu’elle dit ! Et quand je vais chez eux, je m’ennuie. Ils me laissent dans un fauteuil, devant la télé allumée ! Mais je m’en fous de la télé. Alors, je les regarde et ils ne se doutent pas que je vois qu’ils ne s’aiment pas. De toute façon, pour aimer ma belle-fille, faut être sourd. Quand je pense qu’on me l’avait dit que ce serait une casse-pieds.

E : Mais qui vous l’avait dit ?

L : Une cartomancienne

E : Vous voyez des cartomanciennes ?

L : Plus maintenant mais avant oui ! J’en ai vu toute ma vie. J’en changeais souvent. Y’en a même une qui m’a vu dans cette maison de retraite oh il y a de cela longtemps. À cette époque, j’habitais dans un tout petit appartement et elle m’avait dit qu’elle me voyait plus tard dans un grand appartement, puis dans une maison et après elle me voyait plus ! Et ben, c’est ce qui s’est passé. J’ai été dans un grand appartement et maintenant, je suis dans cette maison. Et après, ben je suis morte, c’est pour ça qu’elle me voie plus.

E :  Qu’est-ce que vous aimez Léontine aujourd’hui ?

L : Le champagne et mes cousins. J’ai des cousins chez qui je vais très souvent. Leur fille vient me chercher en voiture quand elle vient voir ses parents. Et on passe la journée dans le jardin quand il fait beau. On rigole parce qu’on se raconte plein de petites choses, on dit du mal ou du bien des gens, ça dépend. On boit du champagne dans des coupes comme des seaux, on mange de bons petits plats et ma cousine fait une tarte aux pommes qui est très bonne. Avant on allait au restaurant ensemble. Qu’est-ce qu’on a pu rire mais qu’est-ce qu’on a pu rire !

E : Vous tenez cette joie de vivre de vos parents ?

L : Non. Ma mère, je sais même pas où elle est enterrée et je m’en fous. Je suis jamais allée sur sa tombe et j’irai pas. Même morte, je veux pas aller à côté d’elle.  Petite, l’école m’avait fait un mot parce que j’étais toute tordue et il fallait que ma mère m’emmène chez le médecin. Elle n’a jamais voulu. Elle a déchiré le mot. Une vraie mère ne fait pas ça. Mon père s’est remariée quand elle est morte. Il tenait un café. Et moi, je devais l’aider, laver les verres, le sol, écouter les vieux qui racontaient des histoires souvent dégoûtantes, qui crachaient par terre, ils chiquaient, avaient les dents jaunes et pourries ! Ah ! J’en ai vu de toutes les couleurs dans ce bistrot. 

E : Vous y êtes restée longtemps ?

L : Le temps qu’il a fallu. Après, je me suis mariée en août 39. Mon mari est parti à la guerre en septembre et il est rentré avec la tuberculose quelques mois plus tard. J’avais un petit garçon. Je l’ai élevé seule. J’ai travaillé à la coupe des tissus. Mais tout le monde m’aimait bien et j’ai eu des patrons qui m’ont bien fait travailler. Je faisais plus d’heures que les autres. C’était pas les 35h ! Mais les jeunes ont raison. Il faut profiter de la vie parce qu’elle passe vite. On n’a pas le temps de dire « ouf ! » que c’est déjà fini. Bon, c’est tout, j’arrête parce que je voudrais bien regarder les z’amours. J’adore cette émission. Pas vous ?