Vivre en 2022

Quand Camille arrive à la maison, elle n’a pas du tout l’air en forme. « Ça va pas ma Camillou ? On t’a vendu une viande qui voulait pas cuire ? » Elle sourit mais pas du joli sourire que je lui connais. Elle me raconte qu’en voulant changer une ampoule dans la cuisine, elle a pris un coup de jus. Elle a juste été secouée, pas bien grave mais quand même, ça l’a rendu songeuse. « Tu vois pas, si j’étais morte électrocutée ? » « Et bien, tu aurais revu toute ta vie en dessin animé à ce qu’il paraît. » J’éclate de rire. Pas elle. Elle rétorque qu’elle n’aurait pas eu grand-chose à voir, 30 ans ! Y’a pas de quoi faire un remake d’une heure trente. « Camille, c’est bon t’es pas morte. »
Elle fond en larmes. Je déteste voir pleurer les gens que j’aime. « Camille, qu’est-ce qui se passe ? » Et là, elle déroule sur le temps qui passe et qu’un jour, il va falloir quitter la planète Terre et qui si ça se trouve, c’était aujourd’hui et que non, mourir, c’est dégueulasse et qu’elle veut vivre toute la vie, toujours, tout le temps. » Je m’assois à côté d’elle. Je ne sais pas quoi dire. Les conneries du genre « on est de passage, c’est normal, il faut faire de la place pour les autres, que la question c’est pas de mourir mais plutôt comment et qu’il faut profiter », je pourrais lui dire mais non, ça passe pas. Et à la place, sortie de nulle part, cette histoire que j’avais oubliée.
« Tu vois Camille, il y a quelques années, je visitais une champignonnière avec mes élèves. Au début, c’était bien. Mais au fur et à mesure qu’on avançait, la lumière se raréfiait. Putain de descente dans les ténèbres. J’étais effrayée. J’en avais rien à cirer des champignons. Seuls les guides avaient des frontales. Soudain, j’ai senti une petite main se glisser dans la mienne. Celle d’Émeline, 8 ans, qui chuchote « Brigitte, j’ai peur ! » Et tu sais ce que je lui ai répondu ? « Moi aussi ! » Putain, l’instit à deux balles, pas foutue de rassurer une enfant. » Camille me regarde en riant. « Et ? » « Et bien, c’est pareil. J’ai aussi peur que Toi. Je veux vivre, que ça s’arrête jamais mais j’aurai beau tempêter, hurler, ça se peut pas. Alors ou on pleure ensemble ou on se secoue les puces. Viens, les cinés ont réouvert, ça te dit ? Pas un dessin animé, juste un bon polar avec 25 blessés et 12 morts, un Tarentino par exemple ».
On éclate de rire. La vague est passée. Pour l’instant.